Cela fait trois fois que ma mère m’appelle mais je trouve toujours quelque chose à ajouter dans mon sac. Du haut de mes huit petites années, je vais participer à mon premier casting, mais je vais également prendre l’avion pour la première fois de ma vie, alors, je suis angoissée. Cela se traduit par le besoin de vérifier à plusieurs reprises mon sac de voyage, le casting se déroule à New-York, je vais donc quitter mon Colorado natal pour trois jours. La simple idée d’oublier quelque chose de vital pour ce casting me terrifie ou bien est-ce l’idée de ne pas être à la hauteur ?
Depuis que je sais marcher, ma mère m’a inscrite à des cours de danse dans l’espoir que je puisse suivre ses traces, elle, grande danseuse étoile de renom dans le monde entier, rêve de me voir faire aussi bien qu’elle, voir même encore mieux. C’est angoissant, mais le défi ne me fait pas peur, j’aime me surpasser, repousser mes limites et voir jusqu’où je suis capable d’aller. Demain, je passerais donc un casting dans l’espoir de faire partie de la nouvelle troupe que monte une autre étoile du classique, maintenant à la retraite. Si je suis prise, je vais devoir quitter Glenwood Springs pour aller vivre à New-York en pensionnat. Cette idée-là me fait peur également, moi qui adore être entourée de ma famille, je ne sais pas si je suis capable de supporter l’éloignement.
Le tutu sur les hanches, les chaussons aux pieds, je suis en plein milieu de la chorégraphie lorsque mon regard se pose sur ma mère, elle me fixe avec beaucoup d’intensité, elle vit le moment avec moi. J’aimerai la rendre fière, mais soudain, l’idée de vivre éloignée d’eux réapparait et toute cette assurance dont je faisais preuve jusque-là s’évanouit en une seconde. Il n’en faut pas plus pour que je me retrouve étalée au sol, les larmes aux yeux, sachant pertinemment que c’est terminé pour moi. J’ai beau reprendre aussitôt, il n’y a plus aucune chance pour que je sois prise, j’imagine les membres du jury rayer chacun leur tour mon nom sur leur liste.
Je ne me suis jamais sentie aussi misérable que durant le retour en avion à Glenwood Springs. Si mon père fait tout pour me remonter le moral, le silence pesant de ma mère me glace le sang. Est-il possible qu’elle soit si déçue de moi ? Le regard rivé par le hublot de l’avion, je me sens coupable de ne pas être aussi déçue qu’elle, finalement, revenir à la maison est ce que je voulais. Je ne suis pas encore prête à tout donner à la danse.
Quelque a changé en moi depuis ce premier casting, j’ai cette sensation étrange que la danse classique n’est pas réellement faite pour moi. Je m’ennuie de plus en plus pendant les cours, ce qui fait enrager encore plus ma mère. Quand on fait des pointes, je rêve de figures plus acrobatiques, quand je me fais remonter les bretelles parce que je ne me tiens pas assez droite, je rêve de pouvoir faire onduler mon corps au rythme de la musique. Alors, c’est sans vraiment réfléchir que je m’inscris dans le club de danse de l’école. Il me faut à peine quelques semaines pour m’épanouir dans les nouveaux pas que j’apprends là-bas, je retrouve le sourire, la danse est de nouveau ma priorité première. Bien que je n’en oublie pas pour autant mes études, je suis une rêveuse réaliste qui sait pertinemment que mes chances pour vivre de ma passion sont infimes, alors je suis également une étudiante assidue, impliquée et intéressée. On me trouve souvent ennuyeuse pour cela, mais je suis une stressée de la vie qui a besoin de savoir que mon avenir est assurée, quoi qu’il puisse arriver.
Malgré mes bonnes notes, ma mère ne desserre toujours pas les dents, elle est même encore plus en colère maintenant qu’elle a découvert mon petit secret. Elle refuse de venir voir la représentation que le club de danse donne à la fin de l’année, cela me rend plus triste que je ne le pense, moi qui me suis tellement investie dans les chorégraphies, son avis aurait été précieux. Rien de ce que je peux lui dire n’arrive à lui faire changer d’avis, à ses yeux, seule la danse classique compte, le reste n’est que distraction qui m’éloigne de mon objectif. Je n’ose pas lui avouer que mon objectif n’est plus le même de peur de briser pour de bon le lien profond que me relier à elle auparavant.
A l’école, les choses peuvent également s’améliorer. Si niveau études, tout se passe plutôt bien, je rencontre quelques ennuis avec mes amis. Enfin, surtout avec « les amis » de mes amis. Noah et Maxxie sont adorables, passer du temps en leur compagnie est un véritable plaisir, mais je ne supporte pas les jumeaux diaboliques. A mes yeux, Winnie est méchante et carrément incontrôlable mais je pense détester encore plus son frère. Cruz. Tête à claque dont j’évite le plus possible la compagnie, à chaque fois que l’on s’adresse la parole, cela se termine toujours en affrontement. Il me fatigue, il se donne un genre qui m’horripile et même si parfois, ses mots me blessent, je ne me dégonfle jamais pour lui en mettre autant dans la tronche. Il ne faut pas croire, j’ai également mon petit caractère et personne ne me marchera sur les pieds.
Le temps s’est couvert à une vitesse incroyable, je suis dans la voiture avec mon père, revenant tout juste des quelques courses que je lui ai demandé de faire avec moi. J’avais besoin de me racheter des chaussures, et quelques vêtements pour le club de danse, comme ma mère a refusé tout net de me conduire au centre commercial, c’est donc avec mon père que je suis partie. J’ai passé une après-midi d’enfer, mon père est un petit rigolo dans l’âme qui adore me faire honte, mais ce qu’il ne sait pas, c’est que j’adore le voir faire l’imbécile.
Je suis en train d’examiner avec grande attention la paire de chaussure que mon père m’a achetée lorsque nous sortons du parking du centre commercial et que des trombes d’eau s’abattent sur la voiture, j’en relève la tête brusquement pour me rendre compte que c’est le déluge. J’ai beau dire à mon père d’arrêter la voiture pour attendre que ça se calme, il refuse, inquiet pour ma mère rester seule à la maison. Il roule doucement, de toute façon, il est impossible d’aller plus vite, la visibilité est quasi nulle, on ne voit pas à plus de trois mètres. Une voiture freine brusquement devant nous, mon père n’a pas le temps de s’arrêter et nous nous arrêtons dans son coffre. Heureusement, à notre allure, les dégâts ne sont que matériels. Mon père et moi détachons notre ceinture dans le but d’aller examiner l’état de la voiture mais un bruit strident nous fige sur place : des crissements de pneus qui me glacent le sang. Le choc est violent, j’ai tout juste le temps de sentir la main de mon père attraper la mienne avant de passer à travers le pare-brise tous les deux.
Lorsque je reprends conscience, une terrible douleur irradie de ma jambe gauche, si intense qu’elle m’arrache un hurlement. Je m’inquiète lorsque je me rends compte qu’il m’est impossible de bouger ma jambe, je pense d’abord être paralysée mais après observation, je suis soulagée de voir que ma jambe est tout simplement coincée dans de la tôle froissée. Ma main n’a pas lâché celle de mon père et malgré les trombes d’eau qui tombent toujours, je peux le voir, inconscient, allongé à mes côtés. Je l’appelle à plusieurs reprises mais il ne réagit pas, je ne cesse de hurler après lui jusqu’à ce que les secours arrivent enfin et que je m’évanouisse de nouveau.
Le réveil à l’hôpital est encore plus douloureux, ma jambe est immobilisée dans un plâtre tandis que mon visage et mon corps sont recouverts de coupures toutes suturés. J’entends ma mère pleurer à mes côtés, murmurant sans cesse le prénom de mon père. Je comprends alors qu’il ne s’en est pas sorti, un énorme sanglot me trahi et ma mère se jette à mon coup, remerciant Dieu d’avoir épargné ma vie. Nous pleurons toutes les deux une bonne heure avant que l’infirmière vienne me faire passer des examens complémentaires. Le diagnostic tombe : mon genoux gauche est bousillé, ils ont dû opérer pour que je ne perde pas ma jambe, les médecins m’annoncent donc que je dois faire une croix sur le sport, et donc la danse. Je n’ai pas réagi à cette annonce, pourtant, j’ai clairement entendu mon cœur se briser, si je ne peux plus danser, qu’est-ce qu’il me reste ?
De cette tornade, j’en garde un léger mais visible boitement. J’ai quasiment retrouvé toutes mes facultés, mais à chaque fois que j’essaie de danser, une terrible douleur me stoppe net. Pourtant, je ne baisse pas les bras, persuadée qu’avec beaucoup de courage et d’entrainement, je serai capable de danser de nouveau un jour. Je n’ai pas le choix de toute façon, il en va de ma santé mentale. Si je garde ma bonne humeur habituelle, je suis devenue légèrement plus agressive qu’auparavant, surtout lorsque l’on se moque de ma façon de marcher… Et vivre seule avec ma mère n’arrange pas les choses, elle est devenue étouffante, si je ne supporte pas la voir faire des crises d’angoisse, je déteste encore plus la voir débarquer au lycée sans prévenir juste pour se rassurer. Surtout que je suis entrée en campagne au lycée, je souhaite présider le comité d’élève, alors, j’essaie de mettre toutes les chances de mon côté. Surtout que j’ai un concurrent bien particulier : Cruz… Celui-là va me casser les pieds jusqu’au bout ! Mais je suis déterminée à lui faire mordre la poussière par tous les moyens possible, les hostilités sont ouvertes et je ne lui ferai pas de cadeau. Cela ne fait qu’aggraver cette relation déjà très tendue entre nous deux, mais il est impossible que je le laisse gagner dans lui mettre des bâtons dans les roues.
Heureusement, dans tout cela, j’ai la chance d’avoir rencontré quelqu’un de compréhensif, avec qui je peux passer des heures à discuter sans jamais m’ennuyer. Vif d’esprit, drôle et attachant, j’ai la sensation d’être tombé sur l’homme parfait. Je pourrai en avoir la certitude si je l’avais rencontré en vrai mais cet homme parfait est un étudiant avec qui je discute sur le chat du lycée. Pour le moment, nous n’avons jamais abordé la possibilité de nous rencontrer un jour, je me demande si j’accepterai, et s’il n’est pas celui que j’imagine ? Pire, et si finalement, il ne me trouvait pas à son goût ? Pour le moment, nous nous contentons de discuter dès que nous en avons l’occasion, et c’est à chaque fois un petit moment de calme et de bonheur dans cette guerre qu’est devenue ma vie…