"Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !"

Les plus beaux de mes jours ? Aussi bizarre que cela puisse paraître, le plus beau de mes jours fut celui où j'ai tué mes parents.

C'est brutal, je sais, vous pensez sûrement lire l'un de ces romans fantastiques absurdes où le principal antagoniste n'est rien de plus qu'un héros digne d'une histoire grecque antique - quel doux euphémisme... - ou les souvenirs macabres d'un tueur en série. Je ne suis rien de tout cela, je suis simplement une enfant torturée qui a voulu se défendre. Je n'aurais pas la prétention de dire que je suis innocente, loin de là, je ne regrette aucunement mes gestes, comme il n'a pas regretté les siens. Je suis une personne forte, en tout cas assez pour retenir mes lourds secrets, et une personne chanceuse aussi, chanceuse d'avoir trois frères aussi aimants et attentionnés. Mais la chance se mesure-t-elle aux bonheurs ou aux malheurs accumulés dans une vie ? Sinon, on peut dire que j'ai la poisse.

Avant d'être ce que nous sommes, nous étions une grande famille de six personnes qui vivions plutôt bien. Nos parents n'étaient pas parfaits, mais nous étions une fratrie soudée et c'est ce qui importait. Au cours des années, le malheur s'abattit sur nous. Qu'avions-nous donc fait au ciel pour avoir autant de problèmes ? Mon père, alcoolique, ne travaillait plus, ma mère trop amoureuse, restait aveugle et les caprices et colères de mon père ne faisait qu'empirer. Malgré ces problèmes, Aaron nous protégeait - du moins, il ME protégeait, si je puis dire..., ainsi que Sean qui avait éclaté plusieurs bouches pour m'éviter le pire, sans savoir que le pire était sous notre toit.

Avec Bryan, c'était différent. Il était le plus jeune frère, juste avant moi, et nous avions tous les deux une affinité d'une sœur et d'un frère jumeaux. Nous partagions plusieurs petits secrets entre nous, inséparables, nous n'avions aucun secret l'un pour l'autre ou presque...

Il était un peu plus de minuit et je tournais encore dans mon lit. J'avais trop chaud, mais j'avais surtout peur, peur du monstre qui venait me terrifier. Le croque-mitaine ? Beaucoup trop gentil, mon père était un monstre beaucoup plus cruel et beaucoup plus intimidant. Il me tétanisait, ce pour quoi je préférais me réfugier dans le lit de Bryan. De là, il n'oserait rien faire, il n'oserait pas faire un scandale pour me recoucher, au risque de mettre la puce à l'oreille à mes frères.
J'avais pourtant essayé de crier, bien des fois, mais ses coups étaient apparemment plus forts et plus rapides que la vitesse du son. En parlant du loup, j'entendais déjà la porte se claquer et monsieur renverser quelque chose au passage... Il était encore saoul.
Je me levais à la hâte, tremblante et rejoignais la chambre de mon frère en prenant soin de refermer la porte derrière moi, laissant un mince filet de lumière derrière moi, afin de voir mon frère dans l'obscurité de la chambre. « Bryan, tu dors ? » Je déglutissais lentement en attendant une réponse de mon frère qui ne fut qu'un rapide gémissement endormi, traduisant un léger agacement, agacement certes mais toujours taquin. « Je peux dormir avec toi Bryan ? ». Cette attente, comme à chaque fois, était la plus longue de ma vie. C'est ce moment qui déterminerait si je passerais ma soirée avec mon bourreau ou si je serais sauvé par mon frère. Je déglutis à nouveau, serrant nerveusement ma chemise de nuit. « Allez viens-là sœurette. » Mes épaules s'affaissèrent à cette réponse et en me blottissant contre lui j'entendais ce que personne d'autre entendait : les pas discrets d'un homme fou qui ne m'aurait pas cette nuit. Merci Bryan...

Il est certes le plus proche en terme d'affinité, mais j'aimais tout autant mes deux frères ainés. Bien que je comprenne beaucoup plus Sean qu'Aaron. C'était un Dom Juan, il savait y faire avec les filles et je m'amusais toujours de voir du coin de l'oeil quelles filles étaient tombées sous son charme. Elles se pavanaient toujours pour lui, ce qu'il remarquait et ça le faisait beaucoup rire. Il s'amusait à briser les cœurs des dames, ce qui ne me plaisait pas forcément, mais je n'osais rien lui dire. Pourquoi ? Parce que c'est mon grand frère et mon grand frère, c'est le meilleur. Et oui... Et je savais surtout que cette façon d'agir avec les filles était sa façon de se libérer de l'étreinte oppressante et malsaine de nos parents. Par contre, me concernant, il n'était lus ce Dom Juan poli mais un véritable sauvage prêt à tout pour me défendre...

« Sean, laisse-le, ce n'est rien ! » J'avais encore fait une erreur... Je regardais mon frère tenir ce pauvre garçon par le col. Ses pieds ne touchaient plus le sol et il n'arrivait même pas à aligner deux mots sans que mon frère lui fasse goûter le nectar de ses poings ensanglantés... « Ce salaud t'as fait pleurer, je vais lui refaire la gueule. » Je déglutissais et le tirais par le t-shirt pour tenter de les séparer. Il n'avait rien fait de mal c'était moi... Je savais que les gens normaux se touchaient et que c'était comme ça qu'ils entretenaient des relations normales mais pour moi, cette chose simple était la pire des choses : me faire toucher par un inconnu et ma conscience me crier de courir à tout allure pour sauver ma vie.

Il avait simplement voulu être gentil, il avait vu que j'avais froid et voulait me réchauffer. Je savais qu'il m'aimait bien et que ce n'était pas facile pour lui d'aborder une fille qui ne parle à personne... Il m'avait frôlé, je l'avais repoussé, sans comprendre il avait insisté, ce qui provoqua le sanglot qui alerta mon frère tout près d'ici. « Sean, je t'en supplie, lâche le... » Une boule se formait lentement dans ma gorge. Je réussis enfin à les séparer, laissant le garçon pantelant s'écrouler au sol.

Je pris mon frère dans mes bras en posant ma tête contre sa poitrine, laissant échapper un autre sanglot. Je le sentais se raidir puis m'entourer de ses bras. Je savais qu'il aurait des ennuis suite à ça, à cause de moi. « Sean, ce n'est rien, s'il te plait, arrête... » Papa allait le tuer par ma faute. Pauvre Sean...

Ces deux là étaient certes protecteurs envers moi, mais il n'était pas les pires. J'avais le droit au grand frère le plus caractériel, responsable et chiant au monde, mon Aaron d'amour. Il est vrai que je le laissais souvent prendre sa défense sans rien dire, mais être introvertie et discrète de ne faisait pas de moi quelqu'un de faible. Nos disputes, on les entendait sûrement dans tout le voisinages s'il y en avait une, mais la pire de toute fut celle où mon secret fut dévoilé pour la première fois.

J'avais les mains crispées sur mon volant, en regardant nerveusement la route et l'heure sur mon tableau de bord. Trois heures de retard, plus de batterie, j'étais certaine d'avoir un Aaron furax à la maison. Je soufflais pour éviter la crise de panique, je détestais ce genre de situation.

Habituellement, j'étais toujours à l'heure. Voir même en avance. J'étais plutôt casanière et j'avais peu d'amis pour aller faire la fête. La veille, j'avais rencontré une fille sympa à la bibliothèque et on avait parlé longuement. Nous avions découvert un tas de points communs comme notre passion pour les livres, et les cours que nous suivions. Contrairement à moi, c'était une brune magnifique, sûre d'elle, qui n'avait pas froid aux yeux. Et ça me rassurait d'être avec elle, j'avais enfin une amie qui n'aimait pas les papouilles comme certaines autres filles et elle me faisait beaucoup rire.

Elle m'avait invité à diner chez elle ce soir. Elle était aisée et très seule, et je me demandais comment une fille aussi extra pouvait être seule ? Elle était tout simplement naturelle et nouvelle (surtout nouvelle) elle faisait le tri dans ses amis pour ne pas rester avec n'importe qui. En deux mots, c'était le type pompom girl du lycée parfaite, moi j'étais le rat des bibliothèques.

La soirée c'était merveilleusement bien passé, tellement que je n'avais pas vu le temps s'écouler aussi vite. Je m'étais rendu compte que j'avais une heure de retard et un téléphone foireux - une chance. Je suis partie poliment, pour ne pas montrer que mon frère allait me botter le cul (quelle honte devant ma seule prétendue amie) et pris le volant à la hâte. A présent, il était 03:02 et j'étais dans la merde.

Je savais qu'il m'avait entendu me garer, mais ne pas sortir pour me regarder en mode "rentre en courant ou je te tue" m'avais inquiété : j'étais vraiment dans la merde. En entrant, j'avais retiré mes chaussures et avais filé tête baissé vers l'escalier... Plus que deux mètres quand un... « Tu te fous de moi ?! » avait résonné dans mes oreilles en me faisant sursauter au passage. Je pris une grande inspiration pour me tourner vers lui. « Je suis désolée, Aaron... Je n'ai pas vu le temps passer et... » « ça, me coupa-t-il, c'est l'excuse la plus merdique que j'ai jamais entendu.» sa voix était glaciale tandis qu'à contrario, son regard réunissait toutes les flammes de l'enfer, prêt à me les jeter dessus. Je ne pipais mot. Je savais que dans ce genre de colère froide, il fallait mieux se la fermer. Je pensais que je finirais par m'en sortir plutôt bien. Bah... Je me mettais le doigt dans l'oeil.

« ça fait trois putain d'heures que je t'attends et t'oses me sortir une connerie pareil ?  » J'ouvrais la bouche pour me justifier mais il m'arrêtait d'un geste. Il était tellement crispé que ses poings étaient serrés et qu'on pouvait voir tous les muscles de sa mâchoire. S'il n'était pas mon frère, j'aurais certainement pris mes jambes à mon coup. « Je savais que cette fille était une mauvaise fréquentation, trop insolente et vulgaire, elle se prend pour une miss je-sais-tout. Elle t'a amené dans ses endroits de trainés, je suppose ? Tu pues l'alcool. » Ce n'est que lorsqu'il prononça cette phrase que je me rendis compte qu'il était tout près. Il avait aperçu mon amie ce matin et apparemment, elle n'avait pas fait du tout bonne impression. Mon frère avait sorti une de ses blagues foireuses et elle l'a pris de haut. En fait, elle était exactement comme lui en fille. Ce qui pouvait, les connaissant, provoquer des étincelles. « N'importe quoi, j'ai diné chez elle et on a bu un peu de vin, c'est tout. » Première phrase cohérente depuis que je suis rentrée, peux mieux faire. « Elle est gentille, tu la connais pas, tu veux toujours tout contrôler et ça te rend dingue de pas avoir eu les yeux sur moi le temps d'une soirée. Figure toi que je suis adulte, je fais ce que je veux. » Je le vis bouger d'une jambe à l'autre comme pour évacuer sa colère. Merde.

Il posa son poing sur son front, certainement pour ne pas m'en mettre une - il n'en était certes pas capable mais je préférais reculer d'un pas. Il m'attrapa par le bras avant que je ne puisse faire quoi que ce soit pour m'approcher dangereusement de lui. Même s'il était mon frère, il savait à quel point je détestais une telle proximité. Me toucher était déjà extraordinaire alors être aussi prêt me fit trembler de haut en bas. C'était exactement ce qu'il voulait : me foutre la trouille pour que je ne recommence plus. « Pas même un coup de fil pour me prévenir. T'as plus aucun respect pour nous. » cracha-t-il. Il montra ensuite la maison du doigt en montant subitement de trois octaves. « TOUT CE QUE J'AI FAIT POUR CETTE FOUTUE FAMILLE ET T'ES PAS CAPABLE DE RESTER A TA PLACE ? » Je fronçais dangereusement les sourcils à ses dires. « C'EST TOUJOURS LE MEME BORDEL AVEC TOI, C'EST A CAUSE DE TOI QU'IL Y A EU CETTE INCENDIE, A CAUSE DE TOI QU'ON S'ES BARRE ET A CAUSE DE TOI QU'ON A CETTE DISPUTE. TOUJOURS AUTOUR DE TOI. » Il souffla pour se calmer en passant sa main libre sur son visage, sans me lâcher, puis resserra sa poigne un peu plus. « T'es qu'une putain d'égoïste. »

Le bruit de ma main percutant sa joue résonna dans toute la maison. Le pensait-il vraiment ? Où étais-ce le coup de nerfs ? Je le savais impulsif et savais pertinemment que son débit de connerie atteignait son paroxysme lorsqu'il était en colère. Mais... Moi qui avais l'habitude de me disputer avec lui, je n'avais jamais, au grand jamais était aussi blessé. C'était pourtant le grand frère qui me protégeait constamment, celui qui s'était rapproché de moi après l'incendie, celui qui prenait un peu plus de place que Bryan à mesure que le temps passait. Il lâchait mon bras endoloris pour frotter sa joue qui contenait encore la marque de ma main, tandis que je reculais, les lèvres pincées, la mâchoire serrée. Une boule s'était formée dans ma gorge tandis que je réfléchis à toute cette culpabilité nouvelle. Stop. me dit ma conscience. Je ne regretterais jamais, au grand jamais l'incendie que j'ai provoqué. « Je t'interdis de dire ça. » Ma voix me surpris moi-même. Je n'y eus jamais autant d'assurance, de colère et de tristesse, tout ça en même temps, de toute ma vie. « Tu ne sais pas tout ce qu'il a pu me faire ! » Mes mots étaient comme du venin dégoulinant sur mes lèvres. Mes épaules s'affaissèrent. Une demi-confession qui me valut des tremblements le long de mon échine. J'étais tétanisé comme les soirs où il me rejoignait, j'avais peur que d'un instant à l'autre, il réapparaisse. L'air rentrait difficilement dans mes poumons, tandis que mes yeux traduisant ma peur le fixaient. Et je vis subitement sa colère être remplacée par un tas d'autres sentiments : de la surprise, de la culpabilité, de la pitié, la rage qui revenait et repartait sans arrêt, de l'empathie et de la compassion. Il avait enfin compris. Désolée, Aaron...