Cher Journal,
Je dois dire que je me suis toujours demandé pourquoi je continue d'écrire. Il est vrai que, lorsque j'étais plus jeune, j'y trouvais encore un intérêt certain, cependant ce n'est plus la peine aujourd'hui. Maintenant que je repense à ces belles années, elles me manque... C'est vrai, à cette époque, j'étais ce que j'étais, un jeune homme épanoui. J'étais apprécié de tous et je savais apprécier les autres à leurs justes valeurs. Enfin, presque tous... J'avais un frère, mais dont je n'ai plus de nouvelles. Il se nommait Sullivan Audric Langford. Il avait beau être mon frère, nous ne pouvions pas nous supporter à l'époque. Il était facile de faire façade devant nos parents, pour le reste, nous nous détestions ouvertement. Sullivan était le plus grand en âge mais je le surpassais en taille et en intelligence. Bien plus orgueilleux que moi, il ne pouvait accepter cette différence. Il m'a fait vivre un enfer et je ne pouvais rien dire, trop digne, trop compliqué.
Notre père était un homme très influant. Il avait une société de commerce de meuble fleurissante et une très bonne fortune, il est très vite entré dans le monde des affaires. La société mondaine de Londres n'avait plus de secret pour moi, j'étais très intégré contrairement à Sullivan. J'avais pris le soin de suivre les pas de mon père pour pouvoir reprendre les rênes, j'en suis même devenu passionné par les meuble, plus particulièrement leur histoire. Mais cela n'a pas suffit... Le jour de la mort de mes parents, les terrains leurs appartenant furent répartis entre la famille, la fortune aussi. Mon père avait pris le temps d'écrire un testament bien compliqué, c'était là bien lui. À mon grand désespoir, c'est mon frère qui a hérité du commerce, mais j'ai reçu la plus grosse partie de sa richesse, les deux tiers pour être plus exact. J'ai aussi hérité d'un immense domaine en Irlande, un petit duché charmant. J'étais loin de m'en réjouir à ce moment-là. Les souvenirs de mon père qui me flattait l'épaule en me disant que tout allait bien se passer à l'hôpital. Ils y allaient pour une petite opération tous les deux. Trois jours après, j'ai appris leur mort... Une anesthésie mal dosée. La police a dit que c'était un accident, mais je n'y ai jamais cru, allez donc savoir pourquoi...


Cher Journal,
Me voilà maintenant propriétaire d'un duché en Irlande, un domaine que je n'ai fichtrement jamais vu de ma courte vie. J'ai à peine passé le cap de mes 18 ans que me voilà déjà séparé de mes deux parents. La subite disparition de Sullivan peu de temps avant la mort de mes parents me fait froid dans le dos, j'ai l'impression qu'il n'a pas rien à se reprocher vis à vis de cette affaire étant donné l'assurance vie qu'ils avaient sur leur tête... Toutes ces émotions me font bien du mal, je dois avouer que le seul remède qui m'est venu se trouve être l'alcool. Mes deux seuls véritables amis, Archibald et Thomas, m'ont abandonné à mon triste sort pour partir en France. Ils ont eu raison de fuir un ivrogne, mais ça n'a fait que renforcer ma détresse. Je suis bien misérable maintenant, j'ai hérité d'un grand domaine et d'une immense fortune et pourtant, je trouve le moyen de me noyer dans l’eau de vie... Enfin j'ai quand même réussi à reprendre le commerce familial des mains de mon frère qui l'a complètement laissé à l'abandon. Seulement je n'arrive pas à m'en réjouir, j'aimais mes parents et je les ai perdu...
Mais même si c'est à contre cœur, je dois déménager en Irlande, j'ai appris que le domaine qui m'appartenait désormais était à des lieux d'ici dans un coin reculé d'une forêt, ça ne m'enchante pas du tout.
[…]
Enfin, m'y voilà, je n'ai pas eu le choix. Je suis maintenant coupé du monde extérieur, je suis seul avec la vieille gouvernante qui est avec moi depuis ma naissance. Heureusement qu'elle est là d'ailleurs, sinon je ne serais pas en train d'écrire ces pages. Simplement, ma chère gouvernante mérite un peu de repos, il faut que j'engage de nouveaux domestiques et que j'essaie de me ressaisir un peu...


Cher Journal,
Je suis étonné de voir avec quelle rapidité mes nouveaux domestiques sont arrivés. Heureusement, ils sont fort sympathiques et tout ce remue-ménage me sort un peu de cette déprime qui commençait à se faire longue et dangereuse pour moi. J'ai bien évidemment laissé ma vieille gouvernante prendre congés de ses obligations de travail, je pense qu'elle a maintenant pleinement mérité le droit de souffler un peu après des années et années de bons et loyaux services à ma famille. J'ai bien évidemment pris le soin de la remplacer, mais je sais que c'était une perle rare, car j'ai besoin de plusieurs personne pour faire tout ce qu'elle faisait à elle seule. J'ai donc maintenant un cuisinier, une femme de ménage, deux jardiniers, un chauffeur et une gouvernante accompagnée de sa fille qui sait s'occuper du linge. Je dois avouer que cette jeune femme est des plus charmantes, j'ai cru comprendre par sa mère qu'elle était à peine plus jeune que moi et qu'elle se nommait Gwenn.
[…]
Cela fait maintenant quelques semaines que les domestiques se sont installés et je connais presque tous les noms. Ils ont tous pris leurs aises et se sont habitués au domaine et à la demeure, je peux même plaisanter avec eux, c'est devenu tout à fait naturel entre nous. Ils logent dans le village du Duché où je leur loue des appartements et des maisons pour un loyer médiocre. La gouvernante et sa fille logent dans le manoir pour que je ne sois pas tout seul, elles ont bien compris que j'avais un problème avec l'alcool... Je me sens étrange quand je suis avec Gwenn, j'ai l'impression d'être un peu idiot sur les bords et de ne voir qu'elle, je suis absorbé par sa présence et je suis absent pour les autres. J'ai bien peur que ce soit vrai mais... Serait-ce... De l'amour ? Je ne sais pas, c'est la première fois que je ressens ça... À 21 ans oui, avant j'étais bien trop occupé par mes études. Il faut que j'y réfléchisse avant de faire des conclusions hâtives.
[…]
J'en suis maintenant sûr, je suis amoureux de Gwenn... Ses longs cheveux d'or, ses yeux d'un vert émeraude intense, son rire, son sourire, sa démarche, mais plus que tout, son caractère rempli de malice, de gaieté et d'une touche de franchise virant presque à l'effronterie...  Un caractère un peu rebelle devrais-je dire, mais c'est là ce qui fait tout son charme. Maintenant, je ne peux plus imaginer ma vie sans elle, je passe plus de temps avec cette demoiselle qu'avec n'importe qui d'autre et elle passe beaucoup plus de temps avec moi qu'à faire son travail ou que d'aider sa mère... J'ai donc l'espérance de lui demander sa main, mais cela risque d'être difficile en sachant la différence entre nos statuts sociaux. Pour les autres, elle n'est qu'une simple domestique, pour moi, elle est bien plus que ça, et qu'elle soit domestique ou héritière d'un trône, cela m'est égale. Mais avant tout, je dois m'assurer de ses sentiments pour moi, je ne veux pas faire fausse route en me berçant de douces illusions...


Cher Journal,
Je suis maintenant sûr des sentiments de Gwenn, je sais qu'elle m'aime ! J'ai surpris, et non avec hasard je dois bien l'admettre, une discussion entre elle et sa mère. Elle disait de ses propres lèvres, de ses propres mots qu'elle m'aimait également. Animé par cette révélation, j'ai décidé d'écouter la suite de la conversation. La demoiselle avouait à sa mère qu'elle avait beaucoup de mal à cacher ses sentiments devant moi et que si ça continuait, elle se sentirait obligée de partir pour éviter d'être anéanti si je lui disais non, ou de me causer des soucis de mauvaise réputation si je lui disais oui. Sa mère ne manqua pas de la rassurer, mais la demoiselle lui répondait avec grand dessolement qu'elle aurait préféré que je ne sois qu'un simple majordome... Qu'elle ne s'inquiète plus, dès que je la verrais demain, dès les premiers instants qu'on se retrouvera dans la même pièce, je lui avouerai mes sentiments à son égard et de surcroît, je demanderais sa main à elle et ainsi qu'à sa mère. C'est peut-être un peu rapide, mais mon amour pour elle est si grand que même si je perdais ma fortune, mon commerce et mon rang social, j'en aurais rien à faire, tant que je suis avec elle tout peut arriver.
[…]
J'ai fini par me jeter à l'eau. Oui, je lui ai tout dit, absolument tout. Mon enfance, mon frère, la perte de mes parents, ma dépression, mon refuge dans l'alcool et la fuite de mes amis, mon arrivée ici et puis... elle, et tout ce qu'elle représentait pour moi. Mon ange gardien, ma libératrice, mon bonheur retrouvé. Je n'avais jamais éprouvé autant d'amour pour quelqu'un, je peux même affirmer que je ne suis jamais tombé amoureux, que je n'ai jamais aimé quelqu'un autant qu'elle. Je lui ai demandé sa main. Elle est restée perplexe, à la fois émue et triste. Je savais pertinemment qu'elle voulait me dire non pour mon bien et le sien alors je l'ai devancé avant qu'elle ne dise quoi que ce soit. J'ai exposé mes arguments, je lui ai dit combien je l'aimais et sans plus m’attarder sur les paroles, je l'ai tiré vers moi agilement pour venir cueillir ses lèvres. Tant de fois j'avais rêvé de ce moment tendre et doucereux, tant de fois j'avais imaginé, calculé, pensé ce que je devais dire. Voilà maintenant cet instant réalité, j'étais le plus heureux de hommes. Gwenn s'était laissé fondre dans mes bras sans plus de résistance, visiblement encline à céder à mes avances. Je lui ai passé la bague au doigt, elle était désormais ma formidable fiancée, belle comme le nouveau jour...


Voilà longtemps que je n'ai pas daigné écrire dans ce fichu journal... Je ne peux supporter la douleur que j'éprouve ces derniers jours, alors je dois évacuer, là, maintenant. Pourquoi elle ? Pourquoi Gwenn ? Qu'a-t-il bien pu se passer dans mon existence pour que je sois ainsi violemment foudroyé par le malheur ? Une erreur médicale m'a fait perdre les deux parents que je chérissais, voilà maintenant que la maladie emporte ma femme. Gwenn... Gwenn mon soleil, mon ange, mon amour, ma source d'inspiration, mon seul recueil, ma seule consolation de ma vie d'avant... Pourquoi a-t-il fallu que le destin décide ainsi de ton sort ? Je ne peux imaginer plus grand malheur, je veux juste mourir, tout de suite...

Tu avais 20 ans et moi 22 quand nous nous sommes marié. Ce fut le début d'une très belle histoire. J'ai beaucoup voyagé avec toi, parce que je voulais te montrer le monde sans savoir que j'en avais déjà la plus belle moitié : toi. Nous avons eu des rêves tous les deux, et je crois qu'il est rare de croiser deux personnes qui s'aiment comme nous nous sommes aimés. 4 ans. Nous avons vécu ensemble 4 ans et tu es tombée enceinte. Je crois que c'était le plus beau jour de ma vie quand tu me l'as annoncé, comme une concrétisation de notre amour, de notre mariage. Avoir un enfant de toi... Je ne pouvais pas rêver mieux. Mais si j'avais su... Tu n'aurais pas dû avoir cet enfant. Les médecins te l'avaient dit, tu n'étais pas sensée avoir des enfants, tu étais stérile. Et pourtant s'est arrivé. Et c'est à partir de ce jour que tu es tombée malade. Un mal inconnu, impossible à identifier. Tu as commencé à être fatiguée, puis ta respiration se faisait difficile, ta vue s'est amoindrie jusqu'à disparaître, tu as finis en fauteuil roulant avant d'être définitivement alitée, tout ça étendu en l'espace de 8 mois. Tu avais ta chambre stérilisée dans notre maison, et j'avais pris à cœur de te prodiguer moi-même tout tes soins, au point d'avoir les qualifications pour devenir infirmier. J'ai vu ta flamme de vie diminuer peu à peu jusqu'à ce qu'elle s'éteigne définitivement le 13 Novembre 1999. Tu as été transportée d'urgence à l'hôpital, je t'ai accompagné jusqu'à ce qu'ils te rentrent au bloc opératoire. Pièce dont tu n'es jamais ressorti... Le bébé n'a pas survécu non plus...

J'ai essayé de comprendre ce qui s'était passé, comment tout ça avait pu arrivé, pourquoi c'était tombé sur toi... Mais aucune réponse ne s'est ouverte à moi. Et je persiste à croire que je vais trouver ces réponses, que ta mort n'était pas fatale et qu'on aurait pu éviter ça. Je passe la plupart de mon temps dans mon bureau, seul dans mon grand manoir maintenant vidé de ta présence. Je fais les cents pas et je penses, je parle tout seul pour m'aider, je te parle à toi aussi. Je suis surement devenu fou mais le fait de te parler me procure petite consolation. Tu me manques terriblement, je vois ta mère triste chaque jour un peu plus. Elle t'a perdu et me perd moi aussi. Je ne sais plus où trouver la force de vivre. Depuis ta perte, je vis mon deuil à travers les livres d'histoire et je me suis remis au violoncelle, mon instrument de prédilection depuis que je suis petit. Quand je vais vraiment mal, je pars en ville pour me saouler et oublier. Pour coucher avec le ou la première venue et étancher mon manque d'affection. Je voulais souffrir pour me sentir vivant.

Au final je suis devenu alcoolique et nymphomane. J'ai replongé tête baissée dans l'alcool et j'ai découvert les faux plaisirs du sexe purement physique. 5 ans, je me suis laissé coulé pendant 5 ans de ma vie à dépenser mon argent dans tout et n'importe quoi. Quand les comptes sont devenus rouges, je me suis repris assez rapidement heureusement, sans pour autant arrêter de boire. Je m'étais juste calmé, cessant mes activités nocturnes malsaines. J'ai repris en main l'entreprise de mon père, retrouvant ma passion pour les meubles. Au bout d'un an j'étais épuisé. J'ai usé mon corps jusqu'à la moelle, me surmenant pour oublier de boire, pour me concentrer sur autre chose que la bouteille de whisky qui m'attendait à la maison. Alors j'ai dit stop. J'en ai parlé avec mon adjoint qui a accepté de reprendre les rênes de l'entreprise. J'en reste le propriétaire et le principal actionnaire, mais c'est lui qui gère tout. Grâce à cela, je me suis concentré sur ce que je pouvais bien faire. Étant donné que j'ai toujours apprécié les objets anciens, le métier d'antiquaire m'est apparu comme une évidence. Je me suis formé pendant 1 an avant de partir sur un coup de tête. Je voulais m'en aller loin de l'Irlande, loin de tout ce que ce pays signifiait pour moi. Mon adjoint m'a vivement conseillé Glenwood Springs en me disant que c'était le meilleur endroit pour me ressourcer, il ne m'en a pas fallut plus.

Je me suis donc installé à Glenwood, j'avais 33 ans. J'ai acheté une maison et j'ai ouvert ma boutique d'antiquité en ville. L'avantage c'est que j'avais bien assez d'argent pour pouvoir vivre sans la boutique, je ne dépendais pas du revenu qu'elle m'apportait alors je n'avais aucun soucis de quota de vente ou tout autre problème lié à une boutique en sous-régime. Ça se présente donc vraiment comme une passion que je peux vivre pleinement. Avoir cette boutique me fit le plus grand bien, j'ai appris à sourire, à être altruiste, avenant et serviable, sociable même. Pourtant je ne suis pas encore bien. Je suis toujours... Terriblement seul. Je sais très bien pourquoi. Parce que je ne laisse personne aller au delà de mon sourire, je ne veux pas que l'on voit ce qu'il y a derrière. Et j'ai aussi peur de porter malheur, ou d'insupporter les gens... J'ai cette impression. Mes parents, ma femme et notre enfant sont mort, mon frère et mes deux meilleurs amis m'ont abandonné, ce n'est pas pour rien. Il doit vraiment y avoir un problème avec moi... Quoi qu'il en soit, voilà bientôt 9 ans que je vis à Glenwood, et malgré la tornade qui a causé pas mal de dégât dans ma boutique et ma maison, je compte bien y rester encore pour un long moment.